A sept mois de la sortie effective du Royaume-Uni de l’Union européenne, le « Brexode » a débuté.
En cette fin d’été, Paris bruisse du son des marteaux-piqueurs. Dans un immeuble de style Art déco (propriété de La Poste) de la rue de la Boétie, dans le très chic VIIIe arrondissement, la mélodie est plutôt celle des perceuses. Sur près de 10 000 m², Bank of America Merrill Lynch (BofA) est à la manoeuvre pour installer cet hiver ses employés, dont une partie va être rapatriée de Londres dans la perspective du Brexit. A l’origine, la célèbre banque américaine ne prévoyait de transférer que 200 postes à Paris. Mais ses dirigeants pourraient doubler ce chiffre, envoyant même des pointures de la maison londonienne pour piloter le projet, Sanaz Zaimi (future responsable France) et Vanessa Holtz (responsable d’une branche de trading) en tête. « A terme, sur les 4 500 employés que compte la banque à Londres, il pourrait s’agir de 600 postes à Paris, note un fin connaisseur du secteur. Mais le problème, c’est que beaucoup de banquiers hésitent encore à se porter volontaires pour la capitale française ».
Si BofA accélère, c’est que la machine Brexit est bel et bien lancée. Et rien ne pourra plus l’arrêter. Pour les entreprises et leurs salariés, la dernière ligne droite approche. Dans six mois, Européens et Britanniques devront avoir divorcé. Seulement, dans les hautes sphères, les négociations entre les deux parties sont toujours aussi compliquées, entretenant le flou sur le futur cadre réglementaire, normatif et économique. Cette incertitude jette un coup de froid sur l’attractivité du Royaume-Uni, ce qui se ressent dans les statistiques officielles du pays. D’après les relevés de l’Office for National Statistics (ONS), quelque « 2,28 millions de ressortissants de l’UE travaillaient dans le pays entre avril et juin 2018, soit 86 000 de moins qu’à la même période de l’année précédente ». Au sein de la communauté française (300 000 personnes dans tout le Royaume-Uni), qui concentre nombre de banquiers et startuppers, beaucoup pensent à faire leurs valises. Certains ont même déjà franchi le Channel.
Nicolas Wolikow., entrepreneur de la tech, vient de rentrer en France avec sa famille. Il assume son choix : « Londres a changé? Ça bouge moins »
Julien Daniel / MYOP pour L’Express
Pierre*, trader dans une grande banque française, a ainsi vu sa vie chamboulée du jour au lendemain. « J’ai eu 24 heures pour me décider. On m’a proposé un nouveau poste en France, j’en ai parlé à ma femme, et je me suis positionné. A cause du Brexit, les banques ont élaboré plusieurs scénarios, mais les managers n’en parlent pas trop. Du coup, ça vous tombe dessus, comme ça, sans prévenir. » Pour cette famille, le retour s’est fait en à peine trois mois. Idem pour ce couple de Français dont le mari travaille dans une grande entreprise de BTP : « La direction avait monté une équipe de choc pour tenter de grignoter des parts de marché chez des concurrents anglais. Nous sommes arrivés en 2014, tout allait bien. Mais, moins de trois mois après le référendum, ils ont fermé le bureau. On a dû rentrer très vite », témoigne Marie* qui, depuis, cherche toujours un poste, malgré la situation confortable de son époux.
S’il est un secteur qui a pris les devants, c’est bien la finance. Dans le sillage de la décision officielle de relocaliser à la Défense, l’hiver prochain, l’Agence bancaire européenne (190 personnes), les grands argentiers s’organisent et les autorités françaises chouchoutent les revenants. En coulisses, Paris Europlace, le lobby des banquiers parisiens, n’en perd pas une miette et surveille le moindre mouvement : 1 000 postes prévus chez HSBC, 200 chez JP Morgan, 180 chez Morgan Stanley, 150 chez Citigroup, 100 chez Goldman Sachs… Au total, près de 4 000 personnes attendues, avec un effet multiplicateur portant à 20 000 le nombre d’emplois induits. « Ça commence à bouger. Paris est vraiment passé devant Francfort, son principal challenger. Elle est devenue la capitale de l’innovation, la première place financière européenne. Les réformes engagées par le gouvernement ont changé la donne. Macron est vu comme un game changer par les investisseurs », fanfaronne son délégué général, Arnaud de Bresson. « Les briques de la finance sont en train de s’empiler, les investisseurs vont suivre », ajoute un spécialiste des marchés.
Au sein des grosses banques de détail, où la mécanique est plus lourde, le coup de barre est plus long. Chez les françaises installées à Londres, comme BNP Paribas, BPCE, Crédit Agricole ou la Société Générale, on estime à un millier le nombre d’emplois qui seront transférés à terme. « Pour les Français, on sait que l’on aura une solution en interne. Mais pour les étrangers, c’est plus instable. Par exemple, mes collègues italiens se posent beaucoup de questions et les Allemands sont déjà tous partis. Comme ils n’ont pas de visibilité, ils saisissent les opportunités qui se présentent », raconte ce trader qui travaille encore dans la City. Les directions n’ignorent pas le casse-tête, mais tentent, autant que possible, de retarder l’échéance du retour. « Nous avons vite confirmé que l’on rapatrierait des gens en France, c’est vrai. Mais nous seront les derniers à rentrer », prévient ainsi une source haut placée dans un grand établissement bancaire tricolore. Avec 300 000 personnes travaillant dans la City, Londres est encore pour quelques mois le poumon de la finance européenne.
« Le sujet numéro 1, c’est l’école »
Mais l’Europe de la finance est en train de changer d’axe. « Les investisseurs tiennent le Brexit pour acquis, il est désormais clair que Londres en subira l’impact sur son marché », expliquait en juillet dernier Nicolas Beaudouin, associé du cabinet KPMG et auteur d’une étude sur l’attractivité de Paris. « En 2017, Paris est passé du 7e au 3e rang grâce à une augmentation de 78 % en glissement annuel des nouveaux investissements internationaux, probablement le changement le plus important jamais enregistré », indique-t-il.
Pour accompagner ce mouvement, un guichet unique baptisé « Choose Paris » a été constitué par la Région Ile-de-France, la Ville de Paris, la chambre de commerce et Business France. Une équipe de six personnes est chargée de répondre aux questions des entreprises qui souhaiteraient soit revenir au pays, soit investir dans la capitale. En vingt-deux mois, ce guichet a déjà traité 102 dossiers. « 70 % des demandes viennent de la finance. Le reste, ce sont surtout des projets dans les services. A ce stade, nous avons très peu de projets industriels, mais c’est un sujet qui est pour nous prioritaire », souligne Lionel Grotto, directeur général de la structure.
Pour surfer sur la vague et achever de convaincre les indécis, le gouvernement français a aussi annoncé cet été de nouvelles mesures fiscales en faveur des impatriés. L’État finance également une école européenne à Courbevoie (Hauts-de-Seine), où seront accueillis, à la rentrée 2019, entre 300 et 400 élèves, de la maternelle à la terminale, pour l’essentiel des enfants des familles de l’Agence bancaire européenne. « L’école, c’est le sujet numéro 1 pour mes clients, confirme Ségolène Chambon, 39 ans, fondatrice d’une agence immobilière franco-britannique spécialisée, French Touch Properties, à Londres. Le retour est très anxiogène. La majorité d’entre eux a entre 40 et 50 ans, c’est aussi un tournant dans leur vie. Leurs enfants ont grandi dans un environnement britannique et ils veulent continuer. Seulement, l’offre, en France, n’est pas suffisante », précise-t-elle.
« Après le référendum, la parole s’est libérée »
Un des points de chute favoris des Frenchies pour leur progéniture est l’école Jeannine Manuel, dont les cursus bilingues sont très prisés. Créé en 1954, cet établissement sous contrat accueille chaque année plus de 3 000 élèves dans trois sites du sud parisien. Problème, la liste d’attente pour 2019 s’allonge déjà. « C’est le parcours du combattant », raconte Nicolas Wolikow, un père de famille fraîchement rentré. Malgré les difficultés, cet entrepreneur de 46 ans ne regrette pas son choix. « Je n’aurais jamais pensé un jour dire cela, mais je trouve que quelque chose a changé à Londres. Ça bouge moins. Dans mon secteur, les nouvelles technologies, il y a pas mal de gens qui rentrent. Ce qui nous attirait, ici, c’était le côté vibrant. L’environnement est devenu moins stimulant. Le virage est spectaculaire », témoigne-t-il.
Autre compatriote rentrée au pays, Murielle Stentzel, 57 ans, a trouvé refuge, elle, sur la côte atlantique. Cette traductrice vivait dans le Kent, le fief du leader indépendantiste Nigel Farage, quand, au lendemain du vote, sa vie a basculé. Elle est devenue une des figures des laissés-pour-compte du Brexit. « On a commencé à m’insulter dans la rue. Puis j’ai perdu mon boulot. J’ai envoyé une trentaine de CV et on me faisait remarquer, lors des entretiens, que j’avais un accent très français. J’ai touché le chômage, 292 livres, une misère. Et, un jour, j’ai reçu une lettre du Home Office [le bureau de l’immigration] m’incitant à préparer mon retour », détaille cette rapatriée qui, depuis, vit en Charente-Maritime. Son histoire est devenue virale. Elle a même fait la Une des tabloïds et des journaux télévisés avant de participer à un ouvrage collectif de citoyens européens vivant en Grande-Bretagne touchés par le Brexit (voir l’encadré).
« C’est vrai qu’après le référendum, on a eu droit à quelques mots déplacés, notamment dans les parcs, alors qu’on se promenait avec les enfants. La parole s’est en quelque sorte libérée », remarque un trader français, plutôt amer. Si l’heure du retour n’a pas encore sonné pour lui, ce banquier, qui profite pleinement de la vie londonienne, prépare malgré tout le coup d’après. « Quand on a un peu d’argent, comme c’est notre cas, Londres est une ville que l’on ne veut pas quitter. Mais la situation a changé. On arrive aussi à un tournant de notre vie. Une chose est sûre, je ne rentrerai pas à Paris. » Qui saura séduire les revenants?
ZOOM : Ces Européens dans les « limbes »
« Le Brexit, c’est aussi un drame humain. » L’écrivaine Véronique David-Martin vient de fêter ses trente années de résidence permanente Outre-Manche. Mariée à un Britannique, mère de trois enfants, elle a fait partie des « bébés Erasmus », elle qui, en 1987, a été du tout premier voyage. Vivant à Bath, elle est devenue depuis le référendum l’une des voix de ces « millions de personnes confrontées à l’incertitude quant à leur avenir ».
Avec une amie interprète italienne, Elena Remigi, elle a piloté la publication d’un livre de témoignages de citoyens européens vivant en Grande-Bretagne dont les vies ont été bouleversées (In Limbo - Dans les limbes). « Loin de Londres, on voit s’accélérer le Brexode. Nous avons peur de devenir des sous-citoyens, avec des droits inférieurs aux autres. Si on devient illégaux, on perd tout. » Le dossier est aujourd’hui entre les mains de la diplomatie française, et notamment du sénateur (UDI) représentant les Français de l’étranger, Olivier Cadic.
En chiffres : des British bientôt Frenchies
Les Britanniques se bousculent pour devenir français. Selon une source consulaire, les demandes de nationalité ont bondi de 300 % en 2018, après un premier saut de 130 % en 2017. Au-delà de ces centaines de nouveaux passeports, « ce sont toutes les démarches d’actes civils qui sont en forte augmentation », souligne-t-on à l’ambassade de France à Londres.
Source : lexpansion.lexpress.fr