Depuis novembre, Mediapart et Le Monde ont publié de nombreuses révélations sur un possible versement de fonds par Kadhafi lors de la campagne de Sarkozy en 2007. Une seule question a été posée à l’ancien président pourtant interviewé plus de huit fois ce mois-ci.
«Entretien vidéo exclusif - Takieddine: “J’ai remis trois valises d’argent libyen à Guéant et Sarkozy.”» Mediapart, en partenariat avec l’agence Premières lignes, a lâché un nouveau témoignage mardi qu’on aurait pu penser accablant. Et pourtant, cet énième élément de l’affaire du financement libyen présumé de la campagne de Sarkozy en 2007 a été traité plutôt discrètement. Il ne fait ni la une des journaux, ni celle des JT, et n’est pas, loin s’en faut, le sujet principal abordé dans les interviews politiques. Et si certains médias jugent que les déclarations de Takieddine doivent être prises avec des pincettes, il faut rappeler que ce témoignage n’est pas isolé. Le 3 novembre dernier, Le Monde publiait d’autres révélations tout aussi explosives —renforçant celles déjà publiées par le site Mediapart depuis 2011— à propos de la campagne de 2007.
S’il n’y a toujours aucune preuve tangible concernant un financement de la campagne de Sarkozy par le réseau de l’ex-dictateur Mouammar Kadhafi, les indices accablent le clan Sarkozy. Selon les deux sites d’information, qui ont eu accès à l’enquête, les magistrats instructeurs jugent même désormais «probable l’hypothèse d’un financement libyen». Notamment après ces éléments de l’enquête (non exhaustifs):
- Les enquêteurs ont obtenu pas moins de sept témoignages qui accréditent l’hypothèse du versement de fonds par Mouammar Kadhafi à l’équipe de Nicolas Sarkozy.
- La justice dispose aussi d’écoutes téléphoniques accablantes. «Oui, ils cherchent le lien avec Kadhafi mais ils ne cherchent pas au bon endroit», dit par exemple l’avocat franco-djiboutien Mohamed Aref dans une conversation interceptée par la police.
- Mediapart a révélé l’existence d’un carnet d’un ancien ministre du pétrole libyen, Choukri Ghanem, qui mentionne plusieurs versements pour un montant de 6,5 millions d’euros. Ce dernier sera retrouvé mort le 29 avril 2012 dans le Danube, en Autriche.
- Une conversation interceptée prouve que Nicolas Sarkozy aurait demandé en 2014 une lettre à Alexandre Djouhri et qui l’innocenterait.
- Selon un autre témoin cité par Mediapart, des mallettes de plusieurs millions d’euros ont été données directement à Boris Boillon (ex-conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy à l’Élysée) et à Claude Guéant et ont été ramenées dans un voyage en avion privé de Syrte au Bourget.
- Boillon, enfin, percevait selon ce témoin «des petits cadeaux», sous forme d’enveloppes avec des milliers d’euros. Et justement, le 31 juillet 2013, Boris Boillon est interpellé à la gare du Nord, avec un sac contenant 350.000 euros d’argent liquide.
Même s’il n’y a pas de preuve irréfutable, même si l’enquête est toujours en cours, il paraît tout de même logique que des journalistes interrogent le candidat à la primaire de droite sur ces nouveaux éléments.
8 interviews de Nicolas Sarkozy, 1 question sur la Libye
Depuis les révélations du Monde le 3 novembre, Nicolas Sarkozy a été interrogé par TF1, France 2, France 3, Le Parisien, Valeurs actuelles, RTL et, Public Sénat avec Sud Radio (sans parler des médias spécialisés comme Terre-net.fr ou Business immo). Aucune question ne lui a été posée sur ce sujet. Il aura fallu attendre ce jeudi pour que la seule et l’unique lui soit posée par Le Figaro— près de deux semaines après les premières révélations.
Le 15 novembre, le candidat à la primaire de la droite est l’invité de la matinale de RTL pendant une quinzaine de minutes. La journaliste cherche à savoir s’il a «la pêche» avant de l’interroger sur la primaire, ses concurrents, François Bayrou, Donald Trump, l’Europe, la double ration de frites pour les enfants musulmans ou juifs, Notre-Dame-des-Landes. Rien sur la Libye.
Le 13 novembre, Nicolas Sarkozy est l’invité exclusif du 20h de TF1. Il est interrogé sur les commémorations des attentats, le groupe État islamique, les manifestations de policiers, la victoire de Donald Trump, la primaire de la droite, sa carrière politique en cas de défaite, mais pas un mot sur les accusations liées à sa campagne de 2007.
Le 12 novembre, Le Parisien publie une interview fleuve de l’ex-chef d’État. Deux questions sont bien posées sur «les affaires», mais n’abordent pas le financement supposé libyen.
Le 10 novembre, Nicolas Sarkozy est interrogé dans la matinale de France 2. Il est invité à répondre sur l’élection de Donald Trump, l’Europe et la primaire. Le nom de Kadhafi ne sera jamais évoqué.
Le 8 novembre, l’ancien chef de l’État est interrogé pendant une heure par cinq journalistes sur Public Sénat avec Sud Radio. Rien ne sera évoqué.
Le 6 novembre, il est l’invité de l’émission Dimanche en politique de France 3. Sur les 28 minutes du programme, pas une seconde ne sera accordée pour évoquer l’enquête en cours sur le financement de la campagne de 2007.
Par ailleurs, le 3 novembre dernier, lors du second débat entre les différents candidats à la primaire de la droite aucune question n’a été posée sur toutes ces révélations. Même chose dans l’interview publiée par Valeurs actuelles.
Il aura fallu attendre le 17 novembre— plus de 15 jours après les premières révélations— pour que le candidat à la primaire soit interrogé pour la première fois sur le sujet dans le Le Figaro. «Je n’ai que mépris pour cette officine qui depuis des années essaye sans succès de me salir», a-t-il notamment répondu. Il n’a toutefois pas été relancé par les journalistes.
Silence radio dans les JT de France Télévisions
Au rayon des JT, c’est aussi le froid polaire. La plupart des journaux télévisés n’ont pas estimé nécessaire de rapporter le témoignage exclusif
publié mardi.
Au menu du JT du 13h de TF1 ce mardi: super Lune, dernier jour pour la taxe d’habitation, grève des agents des impôts, police des douanes, primaire de la droite, désertification médicale… Mais rien sur les révélations de Mediapart datées du matin même.
Silence radio également dans le JT de France 2 de 13h de mardi et de mercredi et plus étonnant encore de 20h. Le journal de David Pujadas a seulement accordé une page spéciale à la pré-annonce de la candidature de Macron. Sur France 3, le 19/20 —l’un des programmes les plus regardés en access prime-time— ne dira pas un mot non plus.
Chez TF1, Gilles Bouleau en parle quelques secondes, le temps d’une brève. Même chose ce mercredi dans Le Journal de 8h de la matinale de France Inter, l’un des plus écoutés de France.
Ses proches interrogés mais rapidement
À défaut d’avoir l’intéressé lui-même, quelques soutiens de Nicolas Sarkozy (Rachida Dati au Figaro, Laurent Wauquiez sur Europe 1 et Christian Estrosi sur BFMTV) ont été interrogés sur cette question. Ils ont toutefois eu la chance d’avoir une seule question sur le sujet et en fin d’interview.
Les liens entre mis en cause et journalistes
Alors comment expliquer que la presse (surtout audiovisuelle) relaie peu ces informations ou que Nicolas Sarkozy lui-même ne soit jamais interrogé dessus? Contacté par BuzzFeed News, Simon Piel, l’un des auteurs des révélations du Monde, avance quelques hypothèses. «Nous avons eu cette réflexion en interne et c’est certain que cette affaire est assez complexe. Ce n’est pas de l’info très comestible, même si nous tâchons de la rendre pédagogique», analyse-t-il. Et d’ajouter:
«Mais il y a clairement des médias qui ont décidé de sous-traiter cette affaire. Soit parce qu’ils estiment que cela polluerait les débats de la primaire, soit parce qu’ils ont des liens plus que connivents avec des gens mis en cause.»
En effet, Mediapart a aussi révélé les liens entre des mis en cause et le conseiller d’Arnaud Lagardère, mais aussi l’actuel patron du Journal du dimanche, Hervé Gattegno. Le Monde a lui livré une conversation interceptée qui montre l’influence du clan Sarkozy sur Le Figaro.
À l’étranger, «la presse aurait été plus agressive»
L’un des journalistes de Mediapart, Fabrice Arfi, partage également ce constat et juge qu’il peut y avoir «une forme de lâcheté journalistique partagée».
«Lors de nos révélations sur l’affaire Bettencourt ou Cahuzac, il y a toujours eu une forme de méfiance au début, mais là, je ne comprends pas ce traitement médiatique. J’ai l’impression qu’il y a deux mondes: celui du cirque médiatique et celui des faits. Mais ces deux univers ne se rencontrent pas.»
Les deux journalistes d’investigation ont en tout cas une certitude: la presse étrangère n’aurait pas été aussi timide. «Quand on voit ce qu’il s’est passé avec les mails de Clinton aux États-Unis, le traitement médiatique français est hallucinant», lâche Fabrice Arfi. «Si ces faits concernaient un pays anglo-saxon, la presse se serait montrée sans aucun doute plus agressive. Mais ce n’est pas dans la culture française», ajoute Simon Piel.
Alors une question sur toutes ces révélations va-t-elle être posée lors du prochain débat de la primaire ce jeudi? Contactés, certains journalistes chargés de l’animer n’ont pas encore donné suite.
Source : Buzzfeed