Avec la massification d’Internet, le groupe qui discutait et commentait s’est transformé en foule, parfois haineuse. Loin d’être l’œuvre d’une seule minorité militante, le cyberharcèlement peut impliquer bien plus largement. Le pilori 2.0 ?
C’est sans doute le phénomène le plus terrifiant de l’espace numérique. Du jour au lendemain, voire d’une heure à l’autre, une personne, la plupart du temps une femme, se retrouve au centre de l’attention de centaines ou de milliers d’individus qui ont décidé de la prendre pour cible. La violence qui se déchaîne alors ne semble connaître aucune limite : dénigrement, insultes, doxxing (divulgation de données personnelles : l’adresse ou le numéro de téléphone), menaces de viol, appel au meurtre. Et ce déferlement répond à un processus tristement invariable. La victime poste un message sur les réseaux sociaux, un article, une vidéo, etc. Une action qui peut rester sans conséquence pendant un temps, jusqu’à ce qu’arrive le déclencheur. Ce peut être un texte sur un forum de discussion, le tweet rageur d’un compte très suivi ou un partage Facebook outré. C’est l’allumette craquée à l’orée d’une forêt après la sécheresse.
«Pas mieux à faire ?»
Dans une conférence donnée fin 2017, la vidéaste et comédienne Marion Séclin se présente avec un humour très acide en tant que «championne de France du cyberharcèlement» et explique avoir reçu, en un peu plus d’un an, «40 000 commentaires menaçants, insultants, violents». Et de s’interroger : «Comment est-ce possible que 40 000 personnes n’aient pas mieux à faire dans leur vraie vie que de m’atteindre, moi, dans ma vraie vie ?» Une question qui taraude tous les observateurs des usages numériques qui, face à un phénomène émergent lié à la sociabilité à grande échelle, n’ont pas le début d’une solution pour l’endiguer.
Yann Leroux, docteur en psychologie qui a conduit sa thèse sur «la Dynamique des groupes en ligne», connaît bien l’historique de ces phénomènes : «Dès le début d’Internet, avant même les premiers forums de discussion, on a des traces de comportements inadaptés sur des mailing lists. C’est d’ailleurs pour ça que les premiers internautes avaient conçu des règles de politesse et de bien-vivre qui permettaient à chacun de côtoyer son voisin sans que le fonctionnement du groupe ne soit problématique. Ça s’appelait la « nétiquette ». Les nouveaux venus étaient toujours mis au courant des règles par les utilisateurs déjà présents. Et puis le phénomène a gravement dérapé avec le Web 2.0 et la massification d’Internet. Aujourd’hui, un commentaire voulant rappeler les règles se retrouverait noyé au milieu de quatre cents autres. La notion de groupe a laissé la place à celle de foule.»
«Un effet de horde»
Et ces foules, aujourd’hui, ne se reposent jamais. En ce moment, il suffit de suivre un hashtag pour tomber sur des torrents de haine contre Clémentine, une candidate de l’émission de télé-réalité Koh Lanta ou des appels au viol contre l’ex-actrice X Nikita Bellucci. Il y a quelques semaines, c’était la journaliste Nadia Daam ou la militante Caroline de Haas, et avant elles, tellement d’autres. Dans la plupart des cas, la seule solution à leur portée, c’est la fermeture de leur compte et le départ des réseaux sociaux. Il suffit de quelques minutes avec un navigateur pour tomber sur des messages comme : «Cette pute ne mérite aucune considération de notre part», «tu as autant de classe qu’une clocharde qui fait le tapin» ou encore cette variante récurrente qui veut justifier l’injustifiable, «ce qu’elle n’a pas compris, c’est qu’elle a été surtout harcelée parce qu’elle avait dit une grosse connerie !»
Le premier réflexe, plutôt naturel, est d’aller chercher l’origine de ces mouvements chez certains extrémistes qui ont intégré depuis longtemps cette rhétorique violente. «Dans certains groupes, comme la fachosphère, les comportements haineux font partie de l’identité, observe Pauline Escande-Gauquié, sémiologue et coauteure de Monstres 2.0. L’autre visage des réseaux sociaux (éd. François Bourin, 2018). Ils se sentent légitimes à insulter des personnes, car ils sont fondus dans des discours haineux de masse. Il y a un effet de horde.»
Mais cette fachosphère protéiforme, si elle peut être très active dans des mouvements sexistes et islamophobes, est rarement au centre des foules numériques. «L’image que j’ai, raconte Yann Leroux, ce sont les foules du Mississippi avec plein de bonnes gens qui vont pendre un « nègre » et qui, ensuite, vont déjeuner l’après-midi avec les gamins. Les gens vont participer à des mouvements haineux et, cinq minutes plus tard, ils font quelque chose qui n’a rien à voir. Ils sont, pour la plupart, sûrement, des gens adorables et fréquentables.» Difficile à avaler, quand même, quand on voit la violence des propos tenus.
«Des gens normaux»
Yann Leroux persiste : «Je ne voulais pas gâcher mon point Godwin trop tôt, mais on a quand même des exemples dans l’histoire. Ce qui me frappe, c’est la rapidité avec laquelle ces groupes se font et se défont. Le fait de participer à une de ces foules, ça coûte un like, ou trente secondes pour écrire un message. Et ensuite, les gens se désengagent très vite, mais la trace qu’ils ont laissée sur Internet reste, et pour la personne qui est agressée, la foule est toujours présente.» En août 2016, la chercheuse américaine Whitney Phillips écrivait dans Time :«Ce sont pour la plupart des gens normaux qui font des choses qui leur ont paru amusantes sur le moment et qui ont des répercussions énormes. On aimerait dire que ce sont eux les méchants, mais c’est un problème qui nous concerne tous.»
Un des exemples les plus emblématiques de ces foules haineuses est Justine Sacco. Le 20 décembre 2013, la trentenaire, attachée de presse pour IAC, un groupe qui gère plusieurs services web (Vimeo, OkCupid, etc.), tweete de l’aéroport à ses 170 followers : «Départ pour l’Afrique. Espère ne pas choper le sida. Je déconne. Je suis blanche !» Aucune réaction, pas de «j’aime», ni de retweet. Elle prend son avion, et c’est alors qu’elle est déconnectée que tout s’emballe. Un journaliste du site Gawker prend connaissance du tweet et le relaie à ses lecteurs. Le vol de Justine Sacco dure onze heures, largement le temps pour qu’Internet prenne feu. Quand elle atterrit, 100 000 messages l’accusant de racisme, la plupart d’une violence extrême, ont été postés, et, dans les dernières heures, le hashtag #HasJustineLandedYet («Justine a-t-elle atterri ?») se retrouve en tête des «tendances» de Twitter (avec, même, la participation d’un certain @realDonaldTrump). Arrivée au Cap, elle est licenciée par IAC et découvre, horrifiée, l’étendue des dégâts. Justine Sacco expliquera plus tard au journaliste Jon Ronson : «C’était un commentaire totalement affreux sur les statistiques disproportionnées du sida. Malheureusement, je ne suis pas un personnage de South Park, ni une comédienne, ce n’est donc pas à moi de commenter l’épidémie d’une manière aussi politiquement incorrecte sur une plateforme publique.»
Jon Ronson est l’auteur d’une passionnante enquête qui vient d’être publiée en français, la Honte ! (éd. Sonatine). Pour lui, ces mouvements de foules ravivent une pratique disparue. Il écrit : «Un jour, ça m’a frappé. […]. Nous étions au commencement d’une grande renaissance de l’humiliation publique. Après une accalmie de cent quatre-vingts ans, elle revenait à grands pas. Quand nous jetions l’opprobre sur quelqu’un, nous utilisions un outil excessivement puissant. Il était coercitif, sans frontières, et gagnait en vitesse et en influence. Les hiérarchies étaient nivelées. Les masses réduites au silence trouvaient une voix. C’était comme si la justice était démocratisée.» Selon Ronson, les réseaux sociaux, ou plutôt leurs utilisateurs, mettent en place l’équivalent de piloris numériques où la victime se retrouve prisonnière, contrainte par les systèmes de mentions et de notifications de faire face à un public hostile.
«Trouver des modalités»
Et finalement, le statut de la victime importe peu. Inutile de hiérarchiser les souffrances en fonction de la légitimité supposée de la vindicte populaire. C’est sans doute le plus compliqué. Comment plaindre Walter Palmer, ce dentiste du Minnesota qui avait abattu durant l’été 2015 le vieux lion Cecil et qui est devenu pour l’occasion l’homme le plus détesté d’Internet ? Le processus est pourtant le même, une escalade qui semble sans fin vers des sommets de violence. «Le dispositif des réseaux sociaux incite à s’exprimer en permanence, analyse Pauline Escande-Gauquié. Cette incitation pousse vers l’émotionnel et le pathos, vers des choses transgressives et haineuses.» Jon Ronson écrit de son côté : «Nous définissons les limites de la normalité en anéantissant les personnes qui sont à l’extérieur.»
Les premiers responsables sont donc, forcément, les agresseurs. Mais que faire face à une masse ? Marion Séclin : «Je n’ai pas le temps ni l’énergie ni les moyens de porter plainte contre 40 000 pseudonymes !» Il reste ceux qu’on peut considérer comme des complices : les plateformes sociales. «Il faut trouver des modalités pour les responsabiliser», suggère Pauline Escande-Gauquié. Une quête qui ne date pas d’hier. En 2015, l’ex-directeur de Twitter s’emportait dans un mémo interne : «Nous sommes nuls quand il s’agit de gérer les trolls et les agressions sur la plateforme, et nous sommes nuls depuis des années.» Manifestement, la prise de conscience n’a pas été suivie d’effet. En cause, le volume de données à modérer, la sacro-sainte liberté d’expression et, sans doute, un léger manque d’incitation financière.
Yann Leroux, lui, doute d’une responsabilité majeure des plateformes : «C’est d’abord lié à ce besoin qu’on a d’être en relation, quel que soit le type de relation. S’il faut ajouter un tiers là-dedans, je crois que les Etats ont un rôle d’éducation à jouer.» En attendant, on peut aussi rêver, sans trop y croire, à une prise de conscience collective. Jon Ronson finit son livre ainsi : «La chose formidable avec les réseaux sociaux, c’était qu’ils ont donné une voix à ceux qui n’en avaient pas. Ne les transformons pas en un monde où le meilleur moyen de survivre est de redevenir silencieux.»
Source : Libération