Notre journaliste éducation a enseigné le français au collège à partir de février 2015. Le niveau d’expression écrite est loin d’être ce qui l’a le plus attristée. Récit.
Notre journaliste éducation a enseigné le français au collège à partir de février 2015. Le niveau d’expression écrite est loin d’être ce qui l’a le plus attristée. Récit.
Ce récit s’inscrit dans une série d’articles de Louise Tourret dans lesquels elle revient sur son expérience de journaliste éducation passée de l’autre côté de la grille du collège.
Retrouvez le premier volet, sur la façon dont elle est devenue prof: «Devenir prof? Rien de plus simple (c’est après que ça se complique)»
Retrouvez le deuxième volet, sur le niveau des élèves: «La difficulté scolaire n’est pas une maladie contagieuse»
registre, j’ai pu me rendre compte, à l’occasion d’un échange entre élèves dans mes cours, que nombre d’entre eux croyaient dur comme fer aux illuminati. J’entends le mot, je tique. Je pose la question… «Heu, c’est quoi les illuminati pour vous?»
Voir quinze gamins former un triangle avec leurs doigts pour me répondre me met mal à l’aise. J’opte pour l’humour. Je leur demande pourquoi ils préfèrent croire n’importe quoi sur Internet plutôt que ce que je leur dis moi. J’interroge leur crédulité. Nous rions (on rit souvent d’ailleurs en classe). Je les engage à exercer leur sens critique à tous endroits, y compris sur le complotisme. Est-ce que ma parole porte? Impossible de le vérifier.
«Va-te faire…», «nique-toi» et, sur un mode plus cool, le fameux «stav» pour «c’est ta vie»… Durant mes cours, je prendrai aussi un temps infini pour interdire les gros mots, calmer l’agressivité, défendre l’idée de non-violence et même de politesse. J’ai trop entendu les élèves s’insulter et s’invectiver. Ils se moquent sans arrêt les uns des autres sur un mode détestable: chacun est sans cesse rappelé à ses origines, parfois très agressivement.
Un de mes élèves est entré dans une très violente colère après s’être fait traiter de «pauvre»
Ce qui m’aura le plus causé de chagrin, c’est de savoir qu’un de mes élèves est entré dans une très violente colère après s’être fait traiter de… «pauvre». Et beaucoup de mes élèves sont pauvres. Là où j’enseigne, entre 35 et 50% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Et malgré les connaissances que nous avons de leurs situations personnelles, nous n’avons qu’une idée très floue des difficultés qui sont les leurs. Je n’ai pas attendu d’être enseignante pour fréquenter les écoles des quartiers populaires (en tant qu’élève, étudiante, journaliste) mais là, sur mon estrade, j’ai eu l’impression d’être une bourgeoise-vieille-réac.
On éduque beaucoup aux bonnes manières et à la politesse mais aussi à ne pas courir, pas crier, à se tenir droit, parler distinctement, ne pas mâcher de chewing-gum, regarder les gens quand on leur parle. Un peu comme à la maison parfois, les élèves sont des enfants («Ha non madame, on n’est pas des enfants!!»). Je me suis beaucoup demandé ce que je souhaitais au fond pour eux. Si j’avais une vision de leur avenir, et ce que je projetais pour eux… Est-ce que ce n’est pas moi qui ai une vision limitée de la vie en imaginant que, la chose la plus formidable que je puisse leur apporter, c’est de s’éclater à lire des bouquins?
2.Le grand tri de l’orientation
Conseil de classe. Tout le monde est à sa place autour des tables disposées en U. Les délégués de classe sont bien présents mais ils n’ouvrent pas la bouche. Nous lisons les bulletins et discutons des cas les plus difficiles. J’ai vraiment plein de choses à dire sur les élèves:
«Oui, c’est vraiment un élève qui a des capacités, il faudrait l’encourager.»
Mais j’ai l’impression que je parle beaucoup trop. Il ne s’agit pas de faire du conseil une réunion interminable. En effet, à ce stade de l’année, les dés sont déjà jetés.
Pour les 3e, le travail de l’équipe éducative consiste à aider l’élève à formuler des vœux et à les accepter ou non. Ensuite, selon la procédure académique, les élèves seront orientés dans tel ou tel lycée, en général, pro ou technologique. Des lycées qui sont si bien hiérarchisés que nulle n’ignore leur exacte valeur scolaire. Et, cela, mes collègues ou notre chef d’établissement n’y sont pour rien. Le système est plus fort que nous tous.
Il y a tout de même un peu de débat, certain élèves de 3e insistent pour passer en filière générale. La question qui se pose est de savoir si cette option est la meilleure pour eux sachant qu’ils n’ont pas le niveau. Les enseignants de lycées pros déploient des pédagogies plus adaptées… Certes, mais il faut essayer de respecter le choix de l’élève. Ces orientations feront aussi parties des informations qui remonteront sur le collège. Et l’image de l’établissement à l’extérieur dépend aussi du nombre des élèves qui «réussissent» à atteindre la voie générale.
À la fin de la 3e, les élèves ne sont plus des personnes mais des notes
L’impression que tout cela m’a donné, c’est que mes élèves et les enfants de France ne sont pas orientés: ils sont classés, triés et rangés dans des petites cases dans lesquelles tout le monde va finir par rentrer si, du moins, il y a suffisamment de places dans les filières et les établissements demandés. Je le sais et je l’ai vu: les profs et les principaux sont attentifs, ils ont pris du temps pour parler, expliquer aux adolescents et à leurs parents de quoi il retourne pour chaque choix, mais la logique bien installée et bien rodée est trop forte. L’idée de choix des gamins est une illusion: les bonnes moyennes vont vers les bons lycées, les passables vers les établissements qui ont de moins bonnes réputations, les moins bons en pro. Vue de mon collège, l’idée de l’égale dignité des filières (générale et professionnelle), un vieux serpent de mer éducatif et politique, fait franchement sourire… et surtout pleurer.
À la fin de la 3e, à l’école, les élèves ne sont plus des personnes mais des notes.
3.L’ennui scandaleux du mois de juin
«T’avais combien d’élèves ce matin?» La question devient rituelle passée le 17 juin. Les conseils de classe sont maintenant derrière nous. L’établissement se vide, surtout aux premières heures de cours du matin. Certains professeurs se retrouvent à faire cours devant trois ou quatre gamins mais personne ne semble étonné par cette situation ubuesque –et néanmoins habituelle.
Je monte dans ma salle. Les élèves s’installent. Ils sont entre un tiers et deux tiers. Nous sommes tenus de signaler les absents, du coup je perds plein de temps à faire l’appel. C’est parti pour une petite heure d’exercice type brevet. Les garçons au fond semblent très occupés. Jouent-ils à la belote? au poker? «Rangez vos cartes! Sortez un stylo.» Un tiers des présents s’exécutent assez rapidement. Les autres sortent mollement un crayon de leur sac quand ils en ont un (c’est fou le nombre d’élève qui n’ont pas de quoi écrire) et font vaguement semblant de faire quelque chose.
Je reviens sur les notes. La logique du rapport noté devient un immense problème une fois les conseils de classe passés, lorsqu’il n’y a plus de notes à donner ni de moyennes à calculer. Est-ce que, dans ces conditions, aller en classe a vraiment un sens? Plus tellement vu le nombre d’absents au collège. Mi-juin (et depuis la fin du mois de mai après un enchaînement catastrophique de ponts), il est devenu impossible de travailler en classe puisque nous travaillons sans but.
Comment faire aimer le savoir à des gamins pour qui il a pour principale fonction de les écarter des voies que la société présente comme les plus désirables?
La France est-elle un pays si riche qu’elle peut se permettre de payer des enseignants à faire de l’animation au moins trois semaines par an? Que faut-il faire? organiser des goûters –les élèves le réclament, c’est une pratique courante? passer des films? organiser des jeux? faire faire des exercices…? Je me sens incompétente, je manque d’expérience. Moi aussi je m’ennuie en classe.
4.Marché de dupes
À
la fin de l’année, mis à part pour quelques élèves qui vont intégrer d’excellents établissements, il n’y a aucun enthousiasme à se figurer l’avenir scolaire. Pas de joie, pas de rêve au collège.
Avec les 3e, nous avons parlé d’Antigone, qui voulait vivre et qui s’est sacrifiée. Avec les 4e, de l’héroïque Cyrano, qui se dissimulait pour envoyer ses plus beaux mots d’amour à Roxane. D’une langue, celle que nous partageons, qui nous sert à exprimer nos émotions et nos idées. Mais, à la fin de la 3e, le monde scolaire, le monde tout court, qu’on présente aux adolescents semble sec, desséché, triste. Comment faire aimer les livres, la littérature et même le savoir à des gamins pour qui il a pour principale fonction de les écarter des voies que la société tout entière présente comme les plus désirables? Je me suis attachée à ces adolescents et, peut-être suis-je naïve, mais je sors du collège avec le sentiment d’avoir proposé un marché de dupes à des gamins de 15 ans.
À suivre…
Source : Slate