La reconnaissance faciale « intelligente » est annoncée comme une nécessité pour le ministère de l’Intérieur. Le modèle chinois de contrôle et surveillance de la population par des caméras et des algorithmes d’identification des personnes semble inspirer le gouvernement et l’administration française qui lance des expérimentations et des partenariats. Explications.
L’identification en temps réel des personnes par des réseaux de caméras de rue n’est plus un fantasme de film d’anticipation : la Chine a massivement déployé ces sytèmes et s’en vante. Le « réseau céleste » — ainsi nommé par le gouvernement central — de 20 millions de caméras, est un œil géant piloté par des intelligences artificielles qui travaillent jour et nuit à analyser les millions de visages des passants des grandes villes chinoises. Un journal de Hong Kong — cité dans le Courrier international — l’Apple Daily, résume les capacités surhumaines du « réseau céleste » avec délectation :
Le système peut identifier en temps réel avec exactitude le type de voiture, l’habillement, le sexe et même l’âge d’un passant… Ces informations sur les passants s’affichent automatiquement à l’écran. Quand il s’agit d’un criminel recherché, l’alarme du système se déclenche en montrant les données le concernant sur l’écran.
Extrait du Courrier International : « Surveillance. Le “réseau céleste”, version chinoise de Big Brother », le 28/09/2020
La France est l’un des pays champion des technologies numériques de surveillance. Pionnier dans le domaine du « Deep packet inspection » (DPI, inspection profonde de paquets) grâce à sa recherche universitaire et des montages d’entreprises spécialisées dans l’exportation de ces systèmes à des dictatures, le pays de Victor Hugo a légiféré en cascade depuis plusieurs années pour autoriser les services de police et de renseignement à surveiller et capter les échanges numériques des citoyens de façon administrative, sans contrôle d’un juge d’instruction.
« Boites noires » chez les fournisseurs d’accès internet, sondes sur les câbles sous-marins, systèmes d’interception des communications « silencieux », logiciels de morpho-analyse intelligents : la plupart des technologies numériques de surveillance, d’identification et d’analyses prédictives sont en place dans les services de renseignement et de police français. Ne manque — visiblement — aujourd’hui qu’à déployer de façon massive les derniers outils de reconnaissance faciale, pilotés par intelligence artificielle, et les généraliser. Ce qui semble être en cours de discussion dans les ministères, les centres de recherche et les services d’Etat.
Gérard Collomb annonce…
Le ministre de l’Intérieur français, Gérard Collomb ne s’est pas caché depuis quelques mois de vouloir moderniser la police et les services de renseignement français. Cette modernisation passait pour l’instant par le déploiement de tablettes, de caméras connectées, le tout lié au nouveau fichier « monstre » TES de fichage biométrique de la quasi totalité de la population française.
L’intelligence artificielle doit permettre, par exemple, de repérer dans la foule des individus au comportement bizarre. Gérard Collomb dans son bilan « d’un an de maintien de l’ordre », le 8 juin 2018
Des déclarations sur l’utilisation de technologies à base d’IA comme aide à la décision pour les forces de police avaient déjà été effectuées alors par Gérard Collomb : « Les service de l’Etat vont analyser les données avec de l’intelligence artificielle pour être encore plus efficaces, avec une expérimentation déjà lancée dans onze départements. » La question de la concomitance de ces annonces avec les nouvelles disposition de surveillance technologique policières — prises par le gouvernement chinois — se posait déjà en février 2018 :
Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur annonce clairement ses intentions au sujet de la surveillance et l’identification par reconnaissance faciale dans son bilan « d’un an de maintien de l’ordre » (article La Croix) :
(…) en matière d’exploitation des images et d’identification des personnes, on a encore une grande marge de progression. L’intelligence artificielle doit permettre, par exemple, de repérer dans la foule des individus au comportement bizarre.
Sur la problématique des manifestants violents, le ministère veut explorer des voies technologiques prédictives, et ne s’en cache pas : « Les services ont identifié certains meneurs, il y a aussi sûrement de petits groupes assez structurés derrière eux, et il faudrait pouvoir agir en prévention. » Arrêter des futurs manifestants avant que les actes violents ne soient commis à l’aide de caméras intelligentes repérant les individus aux comportements suspects ? Les défenseurs des libertés et les avocats sont logiquement déjà alarmés par cette possibilité. Comment accepter, dans une démocratie, l’arrestation de personnes sans qu’elles n’aient commis de délit, mais seulement parce que des machines les ont repérés, identifiés et analysés de façon prédictive comme étant de futurs fauteurs de troubles ?
Le CNRS confirme
L’annonce récente par le CNRS de la signature d’une convention avec la Direction du renseignement militaire (DRM) confirme l’intérêt des services de l’Etat pour le développement d’intelligences artificielles de reconnaissance d’image, comme Fabrice Boudjaaba, le directeur adjoint scientifique de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS l’explique : « Les questions liées à l’Intelligence artificielle sont évidemment centrales. Les recherches sur la reconnaissance automatique d’image intéressent particulièrement le renseignement militaire. En effet, leur principal problème du renseignement aujourd’hui n’est pas le manque d’information, mais bien le trop plein d’information qui peut submerger et finalement paralyser l’outil de renseignement.« Si les technologies innovantes d’analyses d’image par intelligence artificielle pour la DRM sont avant tout liées à des théatres d’opérations à l’étranger, il n’est pas interdit de penser que ces recherches publiques seront utilisées aussi pour du renseignement intérieur ou de l’investigation policière.
Les questions dans le cadre de la surveillance de la population et l’identification des personnes par apprentissage automatique restent donc toujours sans réponse de la part des autorités, et celles-ci sont pourtant très simples : peut-on ficher une population et laisser des agents numériques traiter les données biométriques qui s’y affèrent ? La surveillance d’Etat par reconnaissance et identification faciale est-elle compatible avec le respect des libertés publiques et des droits fondamentaux à la vie privée ? Quelles garanties la population a-t-elle que les données biométriques propres à chacun ne serviront pas à des fins de prévention ou de répression d’expression politique ou de contestation sociale ?
La Chine, quant à elle ne s’est pas posée ces questions et applique sans états d’âme la surveillance électronique permanente des citoyens : la France, bien plus discrètement, et sans publicité s’apprête visiblement à faire de même. Jusqu’à copier aussi à terme le système de crédit social chinois ?
Reste que l’on ne sait pas si la population française est prête à accepter de vivre dans une société sous contrôle de machines autonomes où chacun de ses faits et gestes sera enregistré, analysé et poteniellement… noté ?
Source : TVMonde