Soutien du macronisme, l’économiste justifie «la main de fer» nécessaire aux réformes, mais s’inquiète du manque d’équité sociale, qui peut conduire à un «spasme» aux formes imprévisibles.
Essayiste, économiste, conseiller ou administrateur de nombreuses sociétés, un temps proche de Nicolas Sarkozy, membre du comité stratégique du groupe Bolloré, éditorialiste… Alain Minc, major de l’ENA promotion Léon-Blum (1975), est un touche-à-tout fasciné par la politique et le pouvoir. Lors de l’élection présidentielle de 2017, il a soutenu Alain Juppé avant de rallier Emmanuel Macron. Il livre son analyse du «macronisme», qu’il définit comme une forme de bonapartisme, à la fois libéral et social.
Vous avez soutenu Alain Juppé puis Emmanuel Macron. Le président Macron est un Juppé plus autoritaire. Etes-vous satisfait ?
Je suis effectivement le plus ancien des juppéo-macroniens. Les deux hommes ont en commun la même stratégie politique : «Couper les deux bouts de l’omelette», selon la phrase de Juppé, c’est-à-dire s’appuyer sur un bloc central majoritaire.
Macron a coupé un bout de l’omelette plus que l’autre…
Certes. Mais le gouvernement Macron-Philippe est le plus civilisé des pouvoirs de centre droit. Cela me convient.
Un centre droit autoritaire…
Pour faire des réformes, il faut avoir un penchant autoritaire. Sinon, on se heurte à une résistance venue des profondeurs de l’Etat, le «deep State», comme dit Trump, ou encore la «technostructure». Pour la surmonter, il faut une main de fer.
Un centre droit très à droite en économie…
Le paradigme de Macron est à l’opposé de celui de Hollande. L’ancien président pensait qu’il y avait deux facteurs de production, le capital et le travail. Il cherchait à taxer l’un pour favoriser l’autre. Macron croit à un troisième facteur : la confiance.
La confiance des riches !
La confiance des investisseurs, des entrepreneurs, oui ! Dans un monde ouvert, c’est la confiance des décideurs qui peut nous permettre de gagner les dixièmes de points de croissance qui conduiront à une baisse du chômage.
Après le vote des premières mesures Macron, la croissance ralentit…
Cela ne se juge pas sur six mois mais sur trois ou quatre ans.
Pour l’instant, cela ne marche pas.
Attendons. C’est un pari. Si le chômage diminue, il aura gagné. La stratégie Macron va à rebours de la conception sociale-démocrate traditionnelle qui veut redistribuer l’argent pris aux «premiers de cordée». Macron est un Blair français, avec une grande différence : Margaret Thatcher avait laissé derrière elle des réserves financières qui ont permis à Blair de renforcer les services publics. A cause de son endettement, la France n’a pas ces réserves financières. Sur le plan budgétaire, elle a le dos au mur.
En matière d’autorité, Macron se rapproche de Thatcher plus que de Blair.
Comme vous y allez ! Au vrai, Macron ne croit pas que les syndicats et le patronat soient capables de contractualiser les rapports sociaux à l’échelle nationale, parce qu’ils sont trop faibles. Ils peuvent seulement s’entendre au niveau de l’entreprise. A l’échelle du pays, Macron pense que c’est à l’Etat d’agir. Cela tient à l’absence de syndicats de masse. J’avais d’ailleurs proposé un système à l’allemande, où chaque citoyen, au moment de payer ses impôts, pouvait flécher une certaine somme vers les syndicats. Faute de l’avoir fait, nous avons des organisations trop minoritaires pour peser vraiment sur la politique nationale.
Le macronisme, une forme de bonapartisme…
Oui. Mais c’est ainsi qu’on fait des réformes en France. Napoléon III avait imposé de cette manière le libre-échange, De Gaulle le marché commun, Mitterrand le grand marché et l’euro. L’expérience de l’entreprise m’a d’ailleurs appris que les salariés de base sont souvent plus réalistes, plus enclins aux accords de compromis que leurs représentants syndicaux. C’est la même chose à l’échelle du pays : l’échec de la grève à la SNCF a montré que l’opinion, au fond, accepte les réformes, quitte à désavouer les syndicats.
Cette réforme était-elle nécessaire ? Les résultats d’exploitation de la SNCF n’étaient pas si mauvais et on aurait pu assouplir le fonctionnement de l’entreprise par la négociation, sans recourir à l’abolition du statut, et donc à ce conflit interminable.
L’abolition du statut ne concerne que les nouveaux entrants. Les droits des salariés actuels ont été maintenus. Macron voulait sortir de la malédiction de 1995, quand la grève de la SNCF a bloqué toutes les réformes. Il a voulu faire une démonstration politique. Cette réforme ne figurait pas dans son programme mais il en a fait un test de sa capacité d’agir. La CGT est tombée dans le piège en voulant tout rejeter. Elle a perdu.
A force d’humilier les corps intermédiaires, on court le risque d’une révolte majeure.
Je ne la vois pas dans le domaine social. En revanche, les inégalités engendrées par le système de marché accroissent le risque d’un spasme sociétal, d’une révolte dont la forme est imprévisible.
La politique Macron consiste en fait à adapter la France à la norme en vigueur dans la mondialisation, sur fond de libéralisme généralisé. Cette évolution est à l’œuvre depuis trente ans dans les grands pays. Elle a abouti à décupler les revenus des plus riches et à la stagnation de ceux des plus pauvres. Pourquoi faudrait-il passer la France sous cette toise ?
Ce n’est pas mon idée. Le capitalisme est le système le plus efficace et le plus inégalitaire. Pendant cette période, les 1 % plus riches aux Etats-Unis ont fini par capter 25 % du revenu national. C’est un pourcentage hallucinant. En Europe, les «1 %» reçoivent 8 % du revenu, ce qui est plus raisonnable, mais toujours excessif. Je ne cesse de tirer la sonnette d’alarme auprès de tous les dirigeants. Une telle inégalité est insoutenable. Mais si l’on cherche à y remédier par les mécanismes classiques de la redistribution égalitaire, on a besoin de sommes énormes, qui seront prélevées sur la classe moyenne, ce qui n’est guère plus satisfaisant. Il faut instaurer le principe de l’équité : réserver la redistribution à ceux qui en ont le plus besoin en révisant les méthodes de l’Etat-providence. Quant aux salariés, ils doivent bénéficier d’un partage du capital, sous la forme d’une distribution d’actions qui leur garantit un patrimoine. Plusieurs grandes entreprises le font déjà : Bouygues, Vinci, Eiffage…
Macron vous dira : «C’est Cuba sans le soleil»…
Non. Il parlait de la taxation des revenus les plus hauts à 75 %. La distribution d’actions est un bon système, celui que voulait déjà le général de Gaulle : l’actionnariat salarié ne pèse pas sur l’exploitation des entreprises et permet une redistribution intelligente des richesses. Il faut le compléter par une présence accrue des représentants des salariés dans les conseils d’administration.
Emmanuel Macron n’en prend pas le chemin.
Il doit le faire. C’est ce qui manque dans le projet de loi Pacte qui doit être examiné au Parlement. Le gouvernement ne va pas assez loin. Il y a, à Bercy, des résistances très dommageables.
La chronologie est éloquente : on commence par défiscaliser les riches. Pour les pauvres, on verra plus tard…
C’est toujours comme ça. Il faut produire et ensuite distribuer.
Entre-temps, le dogme libéral ne cesse de favoriser la montée des populismes. Pour que tout aille mieux, dit-on, il faut commencer par faire sauter toutes les protections dont bénéficient les salariés. Alors, ceux-ci en viennent à considérer que seule une politique nationale, souverainiste, est à même de les protéger contre les excès de la mondialisation.
Sauf si l’on met en œuvre de vraies politiques d’équité et de redistribution du capital… Le gouvernement Philippe commence à le faire. Il a décidé de trois réformes qui vont dans le bon sens, mais qu’il ne sait pas mettre en valeur : le dédoublement des classes de CP dans les quartiers difficiles, le droit au travail à domicile (le télétravail) qui change la vie quotidienne des salariés, la fin des zones blanches en matière de connexion numérique. Ce sont des mesures sociales et égalitaires. Il faut aller plus loin. En tout état de cause, on ne peut pas continuer comme cela, l’inégalité est trop forte. On risque l’insurrection. Elle a déjà commencé dans les urnes, avec la montée des partis populistes.
Pourtant, on continue. On a le sentiment d’une volonté de normalisation menée par les élites.
Il n’y a pas un seul modèle. Au fond, les Français voudraient un capitalisme à l’anglo-saxonne, conquérant et prospère, un chômage à l’allemande, réduit au minimum, un Etat à la canadienne, efficace, et une protection sociale à la scandinave, réformée. Nous allons vers un capitalisme à l’anglo-saxonne, mais sur les trois autres fronts, nous sommes en retard. Il faut réformer le système d’indemnisation du chômage pour favoriser le travail, à l’allemande, rendre l’Etat plus efficace et moins coûteux, à la canadienne, et progresser vers un Etat-providence équitable, à la scandinave. Telle est, écrite à l’encre sympathique, l’utopie macroniste.
Source : liberation.fr