Pourquoi le départ à la retraite d’un juge de la Cour suprême est une très mauvaise nouvelle pour les droits des Américaines.
“FUUUUUUUUUUUUUCK.” Une moitié de l’Amérique a poussé, mercredi après-midi, le même cri du cœur que Tommy Vietor, un ancien porte-parole de Barack Obama. La raison ? L’annonce de la démission prochaine d’Anthony Kennedy, un des neuf juges de la Cour suprême. Vu de France, l’événement peut paraître très technique, comme si on nous annonçait le départ d’un membre du Conseil constitutionnel. Il est pourtant d’une importance gigantesque, et pourrait notamment affaiblir le droit à l’avortement des Américaines dans les années à venir.
L’une des institutions judiciaires les plus puissantes au monde
La Cour suprême des États-Unis est l’une des institutions judiciaires les plus puissantes du monde et a son mot à dire sur un grand nombre de questions qui touchent à la vie quotidienne des Américains, de l’immigration (cette semaine, la Cour a validé la dernière version du décret de Donald Trump interdisant l’entrée sur le territoire des ressortissants de six pays à majorité musulmane) à la peine de mort. Ses neuf membres sont nommés à vie par le président, même si, plutôt que mourir en fonctions, ils prennent souvent leur retraite à un âge avancé, comme Kennedy, âgé de 81 ans. Une présidence dure au maximum huit années mais un président peut façonner la Cour suprême à son image pendant bien plus longtemps.
Et ce d’autant qu’un seul juge peut faire pencher la majorité dans un sens ou dans l’autre, environ une décision sur cinq était prise par une voix de majorité. C’était souvent le cas d’Anthony Kennedy, considéré comme le juge “pivot” de la Cour suprême depuis plus d’une décennie, celui qui faisait la décision entre ses quatre collègues progressistes et ses quatre collègues conservateurs.
Qu’il parte vers la droite, et la Cour validait l’élection contestée de George W. Bush contre Al Gore en 2000, libéralisait les dépenses de campagne électorale ou autorisait les Américains à porter une arme pour leur propre défense. Qu’il glisse vers la gauche, et la même Cour légalisait le mariage des personnes de même sexe ou imposait le droit à un traitement judiciaire équitable des prisonniers de Guantanamo.
La première de ces deux décisions fut d’ailleurs symboliquement rédigée par Kennedy lui-même (“Ce serait mal comprendre ces hommes et ces femmes que de dire qu’ils ne respectent pas l’idée du mariage. […] Ils demandent l’égalité aux yeux de la loi. La Constitution leur donne ce droit”), la seconde lui valut, dans la presse, le surnom de “président Kennedy”.
Il avait déjà « sauvé » le droit à l’avortement
L’un des exemples les plus souvent cités de l’influence de la Cour suprême sur la vie des Américains est la décision Roe vs. Wade de 1973, qui interdit aux États, comme c’était alors le cas d’une majorité d’entre eux, de prohiber l’avortement. Et c’est elle qui apparaît la plus menacée dans les mois qui viennent. Nommé en 1988 par un Ronald Reagan qui dénonçait alors le “terrible coût de l’avortement”, Anthony Kennedy a parfois siégé avec l’aile conservatrice de la Cour sur le sujet – cette semaine encore, il a fait l’appoint de la majorité qui a invalidé une loi de l’État de Californie imposant à des centres d’information sur la grossesse de fournir des informations sur l’avortement même quand ils sont opposés à cette procédure.
Mais à au moins deux reprises, il a fait partie d’une majorité qui a “sauvé” le droit à l’avortement. Une première décision, en 1992, réaffirma ce droit tout en soulignant que les États pouvaient en décider les modalités. Plus récemment, en 2016, la Cour retoqua une loi votée par l’État du Texas qui imposait de nouvelles règles drastiques aux cliniques pratiquant l’avortement (dans certains États, les patientes doivent parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour en trouver une). Comme ce fut le cas lors de la légalisation du mariage gay, Kennedy ajouta alors sa voix à celle des quatre juges progressistes de la Cour.
Le rêve des conservateurs américains
Les anti-avortement ont vite fait le calcul : une fois Kennedy parti à la retraite et remplacé par un juge plus conservateur, la victoire sera à portée de main. Durant sa campagne présidentielle, Donald Trump avait explicitement déroulé ce scénario tout en dénonçant les idées d’une Hillary Clinton qui, selon lui, approuvait l’idée “d’extirper le bébé hors de l’utérus de la mère lors du neuvième mois”. A l’annonce de la retraite de Kennedy, le National Right to Life, une des principales organisations dite “pro-life”, a déjà exprimé son espoir de voir Trump “bien” choisir, tandis que Students for Life, un groupe d’étudiants anti-avortement, s’est enthousiasmé dans une vidéo : “S’il y a eu un moment dans l’histoire pour croire que nous abolirons l’avortement de notre vivant, c’est maintenant.”
Parmi les noms de juges cités par la presse pour remplacer Anthony Kennedy figurent notamment Brett M. Kavanaugh, un juge qui s’était opposé, à l’automne dernier, à la décision de laisser une immigrante sans-papiers de dix-sept ans recourir à un avortement au Texas, ou William Pryor, qui a qualifié Roe v. Wade de “pire abomination dans l’histoire du droit constitutionnel”, perpétrée par des juges qui ont “déchiré la Constitution et ruiné la vie de millions d’enfants non nés”, et s’oppose à l’IVG même dans les cas de viol ou d’inceste.
La Cour suprême pourrait basculer…
D’ici la fin de l’année, Trump aura donc déjà nommé deux juges de la Cour suprême, soit autant que Obama, Bush fils ou Clinton pendant les huit années de leur présidence. Et la gauche américaine angoisse aujourd’hui à l’idée que les deux juges les plus âgés encore en poste sont les deux les plus progressistes, dont son idole Ruth Bader Ginsburg, qui vient de fêter ses 85 ans…
“L’avortement sera illégal dans vingt États dans un an et demi”, a réagi, à l’annonce de la démission d’Anthony Kennedy, Jeffrey Toobin, un juriste auteur de plusieurs livres sur la Cour suprême. Une dizaine d’États ont déjà voté des trigger laws interdisant l’avortement, c’est-à-dire des lois qui sont en l’état inconstitutionnelles, mais qui le deviendraient à la minute où la Cour suprême annulerait Roe v. Wade.
La future Cour pourrait aussi examiner d’un œil plus bienveillant des lois très restrictives sur l’avortement, chaque État disposant d’une marge d’autonomie sur le sujet : l’Alabama, par exemple, impose à toute femme enceinte voulant se faire avorter une période d’attente de quarante-huit heures, un examen du fœtus par ultrasons et le consentement d’au moins un des parents si elle est mineure, alors que la Californie n’impose aucune restriction de ce type.
“Pour l’instant, les femmes de cette nation gardent encore la liberté de contrôler leur destin. Mais il existe des signes évidents et de mauvais augure qu’un vent glacial est en train de souffler.” Ces mots n’ont pas été prononcés en ce mois de juin 2018, mais écrits en 1989 par le juge Harry Blackmun, auteur de Roe v. Wade seize ans plus tôt. Trois décennies plus tard, ce vent glacial souffle toujours, de plus en plus fort.
Source : lesinrocks.com