Alors qu’Emmanuel Macron doit dévoiler ce jeudi son plan pauvreté, nous sommes allés à la rencontre de familles modestes qui peinent à s’en sortir.
Souvent, rien ne transparaît. Il faut même parfois pénétrer dans le quotidien de ces familles pour le deviner. Plus de 8,8 millions de Français vivent sous le seuil de pauvreté.
Une personne seule est considérée comme pauvre quand l’ensemble de ses revenus net mensuels, prestations sociales incluses, est inférieur à 1026 € par mois, 2154 € pour un couple avec deux enfants. Calculée tous les ans par l’Insee, cette somme représente 60 % du niveau de vie médian de l’ensemble de la population. Après cinq années de baisse, le seuil de pauvreté est reparti à la hausse, de quelques euros par mois, sans retrouver son niveau de 2008. A titre de comparaison, le minimum vieillesse s’élève à 833 € et le RSA à 550 €.
Comment fait-on pour joindre les deux bouts quand on dispose de si maigres revenus, voire moins ? C’est ce que nous expliquent les ménages (couples avec enfants, mères célibataires, retraités ou étudiants) que nous avons rencontrés. Alors qu’Emmanuel Macron doit présenter ce jeudi matin à Paris son plan contre la pauvreté, tous nous dépeignent un quotidien jalonné de renoncements plus ou moins grands.
Il s’agit d’abord de faire une croix sur des plaisirs simples comme aller au cinéma, voyager, faire du shopping… Quand cela ne suffit pas, des besoins élémentaires sont sacrifiés : se déplacer, se laver, s’éclairer… Même l’alimentation y passe.
« C’est loin d’être un poste de dépense sanctuarisé, auquel on ne toucherait qu’en dernier recours, souligne le Secours populaire. Au contraire, face aux dépenses contraintes comme le logement et l’énergie, c’est souvent la seule variable d’ajustement. » Selon le dernier baromètre de l’association, paru mardi, un Français sur cinq peine à se nourrir correctement. Un taux qui grimpe à près d’un sur deux quand le revenu mensuel du foyer passe sous la barre des 1 200 €.
JEAN-FRANÇOIS ET PASCALINE : « On est étiqueté cas soc »
Jean-François, Pascaline et leur fils Florian vivent avec 1 250 € de salaires et 630 € de prestations sociales (allocation enfant handicapé + prime d’activité). LP/Aurélie Ladet La première nuit, la machine à laver a ronronné jusqu’à l’aube. Plusieurs fois, Pascaline s’est levée et a ouvert la porte du frigo, juste pour être sûre. A la lumière de la petite veilleuse du réfrigérateur, les courses pour les jours à venir étaient bien là. C’étaient bien ses affaires qui tournaient dans la machine. C’était bien son appartement, ce trois-pièces au deuxième étage d’une tour HLM de Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).
La jeune femme vit ici depuis un peu plus d’un an, avec son mari Jean-François, 42 ans, et leur fils Florian, 7 ans. Pendant des années, le couple a connu la misère, au point de devoir confier le petit à une famille d’accueil pendant onze mois, en 2014. « On a dégringolé tellement vite… Je n’imaginais pas me retrouver à faire la queue aux Restos du cœur », raconte Pascaline, 29 ans, attablée dans son living meublé de l’essentiel.
A la sortie de son lycée pro, elle avait vite trouvé du travail comme opératrice d’atelier dans une usine d’assemblage à Noisy-le-Sec. Elle venait de rencontrer son futur mari, attendait son premier enfant et pouvait espérer obtenir, par son entreprise, un logement et une place en crèche. Mais dix jours après son retour de congé maternité, elle apprend par courrier qu’elle est « licenciée économique » avec pour seule indemnité un chèque de 2000 €.
« Il fallait choisir entre faire des lessives ou manger »
Le couple et son bébé sont hébergés dans la famille de Jean-François. L’unique salaire du grand-père ne suffit pas, pas plus que les aides que touchent les jeunes parents. « Le 15 du mois, on n’avait plus rien à manger, je piochais dans mon découvert pour acheter des couches et du lait », raconte Pascaline.
Ils trouvent refuge dans un foyer et survivent grâce aux aides alimentaires et 180 € par mois. Ils se nourrissent de pâtes et de steaks hachés, s’offrent du café « de temps en temps », et pour tous fruits et légumes, quelques tomates et des bananes « une ou deux fois dans le mois ».
C’est à cette époque que le couple prend l’habitude de faire ses courses dans le coin des bonnes affaires de leur hypermarché. Les autres rayons sont inabordables. Ils n’ont pas d’abonnement téléphonique mais utilisent des cartes prépayées à 5 €. Le Lavomatic est un luxe. « Il fallait choisir entre faire des lessives ou manger, tranche Pascaline. Je lavais à la main mais les vêtements sentaient mauvais, j’avais honte. »
Le budget familial géré au cordeau
Elle se souvient de sentences assassines, jetées par des inconnus : « Vous n’avez pas honte d’avoir fait un enfant alors que vous êtes pauvre ? » Elle n’a pas répondu sur le moment. Mais aujourd’hui, devenue militante d’ATD Quart-monde, elle s’exprime, heureuse d’affirmer dans la dernière campagne télé de l’association qu’elle est « riche » de son amour pour sa famille.
Son mari a, lui, trouvé un emploi dans une entreprise d’insertion d’ATD, TAE. Il touche autour de 1 250 € par mois pour faire du reconditionnement de matériel informatique. Lundi, il a eu droit à la visite surprise d’Emmanuel Macron, venu découvrir l’activité de l’association, trois jours avant la présentation du plan de lutte contre la pauvreté.
« Je lui ai expliqué comment on a eu du mal à s’en sortir avec Pascaline. Aujourd’hui encore, ce n’est pas facile tous les jours », confie-t-il. Sa compagne n’a pas pu reprendre de travail. Elle doit s’occuper de leur fils handicapé, scolarisé seulement quatre demi-journées. Résultat : le budget familial – moins de 1900 € aides comprises — doit être géré au cordeau. Mais ce qui fait le plus mal à Jean-François reste le regard des autres : « On est étiqueté cas soc. »
MARIE, RETRAITÉE : « Le boucher me dit que le veau est trop cher pour moi »
Compiègne (Oise), le 11 septembre 2018. A 86 ans, Marie Mercier vit avec 900 euros par mois. LP/Arnaud Dumontier Les fins de mois difficiles ? Les problèmes de Marie n’attendent pas le 25. Les 500 € de loyer de son appartement de Compiègne (Oise) viennent entailler plus de la moitié du budget, composé des 850 € de sa retraite et de 50 € supplémentaires d’APL. « Je ne suis pas très forte en orthographe, mais meilleure en calcul, et j’ai appris à bien estimer mes dépenses, préfère sourire l’énergique dame de 86 ans. En même temps, mon argent se compte rapidement… »
Le jour du calcul de sa pension, Marie Mercier a compris que les dernières années de sa vie allaient être compliquées. « C’est là que je me suis rendu compte que mes années de travail dans une maroquinerie de Paris n’avaient pas été déclarées et ne seraient pas comptabilisées, soupire celle qui a passé ses dernières années de labeur à entretenir l’immeuble où elle vit encore. L’assistante sociale m’a prévenu que ma retraite serait compliquée avec ce que j’allais gagner. »
Devant sa collection de statues de chouettes qui orne son appartement, où elle vit seule depuis la mort de son mari puis de sa mère au début des années 1980, Marie raconte son quotidien, semblable à celui de milliers d’autres personnes âgées. « Je voulais mettre de l’eau de toilette pour vous accueillir, nous avoue-t-elle. Mais je ne m’offre plus ça depuis longtemps. »
Des vêtements ? Elle n’en achète presque jamais. Ses chaussures ? Acquises à moindre prix sur le marché. Sa nourriture ? Elle prend peu ou prou la même chose chaque semaine et certains mets lui sont interdits ou presque. « Une fois, j’ai voulu prendre du veau. Mon boucher a dit que c’était trop cher pour moi. Vous savez madame, j’ai l’habitude de dire ça aux retraités, m’a-t-il expliqué. On a regardé le prix : il avait raison. »
Depuis un an et demi, Marie est soutenue par les Petits frères des pauvres. Avec eux, elle a dit adieu aux semaines passées sans croiser personne. Sans eux, elle n’aurait pas pu partir en vacances loin de son appartement. « Ce qui me fait mal, c’est de ne pas pouvoir rendre à ces gens les cadeaux qu’ils me font », glisse-t-elle en étouffant un sanglot.
SUZANNE, MÈRE CÉLIBATAIRE : « On compte les centimes quand on en a »
Suzanne, mère de 3 enfants, est aidée par le Secours populaire. LP/Delphine Goldsztejn Chez Suzanne, on se couche tôt. « Pour économiser la lumière », explique cette mère de famille qui élève seule ses trois enfants. Victime d’un licenciement, cette ancienne vendeuse en boutique, qui a épuisé ses droits au chômage, vit avec 1 100 € de prestations sociales par mois. « Quand je travaillais, on ne manquait de rien. Maintenant, on essaie de survivre avec ce qu’on a », résume-t-elle.
Avec un loyer de « 500 € après les allocations » et « plein de charges à côté », cette résidente en HLM doit faire face à des fins de mois extrêmement difficiles. « On se demande toujours comment on va y arriver. On compte les centimes, quand on les a ! », souffle cette trentenaire parisienne.
Elle est épaulée par le Secours populaire qui lui propose, entre autres coups de pouce, de remplir son cabas à des prix plus que d’amis à l’épicerie sociale. « Mes parents veulent aussi m’aider pour les courses mais j’ai dû mal à accepter. Je préfère prendre mes responsabilités. On se cache bien d’être pauvre. On essaie de se dire qu’il y a des gens dans une situation pire que nous, qui sont à la rue, qui font les poubelles », témoigne-t-elle.
« Heureusement qu’il y a la cantine pour les enfants »
Suzanne ne baisse pas les bras. Elle cherche du travail. Pas facile de décrocher un emploi quand, en même temps, il faut « gérer » seule une famille nombreuse. « Si je n’avais pas d’enfant, je trouverais plus facilement, je pourrais prendre un boulot de nuit », lâche-t-elle.
Son budget est ultra-serré. « C’est pâtes, ketchup et du saucisson à deux euros. Heureusement qu’il y a la cantine pour les enfants, ils peuvent manger comme les autres. » Elle s’est séparée de sa voiture car elle ne pouvait plus payer l’assurance. Elle coupe elle-même les cheveux de ses « gosses » qui « comprennent bien la situation » mais n’en « parlent jamais à leurs copains ».
« Quand ils vont chez Lidl, ils regardent toujours les prix et prennent le moins cher. Eux aussi font attention à l’argent », décrit-elle. Il n’y a pas de petites économies. La chasse d’eau n’est tirée qu’à l’issue de deux passages aux toilettes. Lors de la séance de brossage de dents, interdiction de laisser le robinet ouvert une seconde de trop. Elle regrette de devoir « sacrifier le plaisir des enfants ». « Il n’y a pas de bonbons, pas de parcs d’attractions, pas d’argent de poche, uniquement des sorties gratuites », énumère-t-elle.
« Pour une mère, c’est une grande souffrance de voir qu’ils n’ont pas toujours le nécessaire. Mais ils ne m’en veulent pas et m’encouragent », apprécie-t-elle.
LYNA, MÈRE CÉLIBATAIRE : « Je fais les fins de marché »
A Paris, Lyna participe à un atelier cuisine au Secours populaire animé par le grand chef Thierry Marx. LP/Delphine Goldsztejn Bénéficiaire du RSA, Lyna, 30 ans, qui élève seule ses deux enfants âgés de 3 et 9 ans, a également ses astuces pour réduire au maximum les dépenses. « Je fais les fins de marché, c’est plus économique. Et, dans les magasins, je choisis des produits aux dates de péremption très proches car c’est moins cher », détaille cette maman croisée lors d’un atelier cuisine au Secours populaire animé par le grand chef Thierry Marx.
« Avec les enfants, on va plutôt faire un pique-nique au parc qu’un ciné », poursuit-elle. Avec des prestations sociales d’un montant de 1 080 € et un loyer à 680 €, elle peine à sortir la tête de l’eau. Elle est en permanence dans le rouge. Dans son porte-monnaie, 1 €, c’est beaucoup, « c’est une baguette, un paquet de pâtes ».
Cette titulaire d’un BTS de commerce international a du mal à accepter qu’elle est « pauvre ». « Je ne réalise pas. C’est difficile à admettre. J’ai pris une petite claque quand j’ai appris que j’étais en dessous du seuil de pauvreté », confie-t-elle. Ce n’est surtout pas pour elle une fatalité. « J’ai la volonté de rebondir. Dans la vie, il y a des hauts et des bas. Je suis très optimiste… »
JONATHAN, ÉTUDIANT : « Même pas de quoi payer le RER »
Jonathan, 21 ans, est étudiant en philosophie. LP/Carmen Abd Ali On le croise au hasard, semblable à des dizaines d’autres étudiants sur les marches du Crous parisien de Port-Royal à Paris (XIVe). A la base, on pensait venir échanger sur les galères des jeunes, entendre des histoires de cité U et recueillir les astuces des étudiants pour soulager leurs finances. Jonathan nous prend aux tripes avec son histoire.
Celle de la misère qui s’invite dans les amphis des facs. Aujourd’hui, il n’a aucun revenu. Rien. Zéro. « Je viens justement ici pour candidater à une bourse étudiante. J’ai droit au maximum, soit 550 € par mois, nous explique le jeune homme de 21 ans, qui attaque sa première année de licence de philosophie à la Sorbonne. Pour venir jusqu’ici, je n’ai pas payé le RER. Je n’ai même pas de quoi. »
Hébergé par une association dans le Val-de-Marne, le jeune homme a connu la vie dans la rue à Pau (Pyrénées-Atlantiques). Comment en est-il arrivé là ? « Je n’ai plus de rapports avec ma famille », coupe-t-il, sans vouloir s’étendre sur la question. Sa priorité ? Obtenir sa bourse, trouver un boulot étudiant et avoir de quoi se payer plus que les deux repas par jour fournis par la structure qui l’accueille.
« Je pense que je vais rester y vivre, nous raconte-t-il, le ton déterminé. Je pourrais peut-être me prendre une chambre étudiante, mais ça serait une dépense supplémentaire. Et j’en suis très loin. »
La première « folie », quand il touchera quelque chose, est déjà choisie. Ce sera des livres de philosophie. En attendant, Jonathan reprend sa place dans la file d’attente du Crous. Il n’a pas le temps de se plaindre.
Source : Le parisien